Yves Velan

Je

«Nyon est la première ville qu'on rencontre entre Genève et Lausanne, en un point où la route longe le lac. Presque toute la bourgade est construite sur le plateau qui s'étend derrière, et du bas le voyageur n'en voit que la crête.»

Jean-Luc Friedrich est pasteur à Nyon, une commune dans laquelle «un tiers des électeurs vote communiste». Dans la trentaine, célibataire, médiocre, il est touché par la «disgrâce». Son unique ami, Victor Rimski, appartient à la classe ouvrière athée. Ces «hommes nouveaux», libres et virils, représentent tout ce qu'il n'est pas, et Jean-Luc se verrait bien en «pasteur rouge» unificateur. Son dépucelage sera un fiasco.
On dit souvent qu'il a fallu la parution de «Je», premier roman fulgurant de Velan, pour que la littérature romande s'affranchisse de quelques-unes de ses manies. Certes, le livre pousse à son extrême le principe fameux «complexe d'Amiel» fait la culpabilité protestante et d'introspection castratrice ; mais dans «Je», c'st le dispositif narratif qui change tout. Refusant le confort «petit-bourgeois» d'une écriture fluide et flatteuse, Velan livre au lecteur l'accès inconditionnel au cerveau de son personnage. L'esprit torturé de Jean-Luc devient celui de chacun. Dans ce texte-bloc d'une densité rate se mélangent sans hiérarchie ni jugement les actions, les réflexions et les images mentales de ce «je» en explosion. Premier roman roman de la «lutte des classes», «Je» montre qu'une réappropriation engagée de la moelle substantielle d'une époque est possible : dans uns contrée sans guerre et sans mer — sans histories, finirait-on par croire —, cela fait de Velan un auteur certes difficile mais indispensable.

(Daniel Vuataz)
Ce texte a été publié pour la première en 2013 dans L'Hebdo Hors-série «Littérature Suisse, 100 livres essentiels».

L'Age d'homme, Lausanne 1990

ISBN: 978-2-8251-0052-3